Faut-il prendre la tangente pour repenser l’écosystème médiatique ?
Par Julien Le Bot (avec Christophe Dugué, Nicolas L'Helgouac'h et Yann Rotil)
S’il est un article sur lequel s’appuyer pour rebondir, ce n’est certainement pas sur le « Manifeste pour un autre journalisme » de la revue XXI qui a tant fait parlé de lui, qui a été âprement discuté et remis à sa place, et dont nous avons, du reste, déjà parlé : certes, gare au « bluff technologique ». Le journalisme, c’est un certain rapport au réel, une attitude mêlant curiosité et sens du moment (du Kairos, disaient naguère les Grecs), et un invariable artisanat (le récit étant son outil). A contrario, si la « médiasphère », chère à Régis Debray, est en train de changer (nous n’en sommes plus à la « vidéosphère »), il est opportun d’essayer de voir comment prendre en main cette affaire au profit de la connaissance (l’université n’est plus ce qu’elle était à l’heure de Wikipédia), de l’information (qui transite et voyage partout, à la vitesse de l’éclair ou, plus communément, d’un « retweet »), ou de la démocratie (tant qu’on y est). De ce point de vue, le dernier article d’Eric Scherer, sur le blog Méta-Média, vise juste : « The Next Big Thing ? », demande-t-il ? « L’offre de contenus personnalisés par des médias de précision ». Zigzags et voies de traverses : les fondateurs associés de Yakwala sont engagés dans des travaux qui pourraient nous y conduire.
Au fond, la vraie question, c’est bien la suivante : comment, dans un basculement technologique sans précédent, construit-on des outils et/ou des méthodes permettant de se réapproprier le circuit de fabrication la connaissance, de diffusion de l’information, d’investigation des sujets et développements de récits, ou encore de valorisation (au sens économique) de tout ce travail ?
Si prolifération de l’info il y a (ne sommes-nous pas bombardés de contenus, de messages, de notifications ?), Eric Scherer revient sur trois questions cardinales pour essayer ensuite de nous aider à y voir plus clair :
1/ Comment découvrir les informations qui sont faites « pour moi » ?
2/ Qui parviendra à nous aider ?
3/ Les machines ? Les hommes ? Les deux ?
Voici quelques unes des réponses qui nous/vous concernent : il faut travailler sur la précision pour diminuer « le bruit », s’approprier la question des données (pour quoi faire ? enquêter autrement ? connaître son lecteur ?), investir sur l’humain en revoyant les dispositifs rédactionnels (journalistes/codeurs/développeurs/graphistes voire éditeurs de données), et miser (au sens politique), sur ces développements pour revoir nos modes de fonctionnements, transformer nos économies (au lieu de les « redresser » à l’ancienne), et ne rien perdre, au passage, de nos relatives souverainetés en cédant sur des terrains où l’avenir est en train de se jouer, comme l’explique très bien le directeur de la prospective de France Télévisions :
Mais même si l'intervention humaine, même intuitive est requise, il n'y a hélas pas assez de développeurs et d'experts des données ("data scientists") en Europe, notamment en France pour en profiter. Google vient ainsi d'annoncer un investissement de plus d'un milliard de dollars à Londres où travailleront plus de 1.000 ingénieurs.
"Tout ou presque vient de la Silicon Valley. Nous n'avons rien vu ou presque venant d'Europe qui est hélas tellement en retard pour les logiciels et les algorithmes", a déploré le vieux patron du groupe de presse Hubert Burda.
Les associés de Yakwala souscrivent pleinement à cette analyse et s’engagent progressivement sur des chantiers qui peuvent et doivent nous permettre de nous émanciper de la technologie en la mettant au service d’un certain nombre d’usages et de corps de métiers. A cet égard, l’engagement de Yakwala est clair : il faut partir avec des éditeurs et des médias sur des chantiers pilotes bien identifiés !
C’est bien pour cette raison que Yakwala, en étroite association avec l’agence Ebizproduction avec laquelle l’entreprise travaille depuis ses débuts, compte sur l’année 2013 pour monter en régime progressivement sur de nouvelles compétences. L’Open Data, le websémantique, nous y sommes déjà. Nous y travaillons, et nous souhaitons aller encore plus loin au service des médias, des éditeurs, et des acteurs de la culture.
Vers un Open Data culturel
Les associés fondateurs d’Ebizproduction et de Yakwala ont d’ailleurs obtenu le soutien financier du FSN (Fonds national pour la Société Numérique) dans le cadre du développement de bases de données RDF multilingues pour la gestion, la diffusion et la sémantisation de fonds patrimoniaux ayant pour but de créer un véritable outil de mise à disposition de données ouvertes culturelles en Méditerranée.
Extraits d’un billet de blog programmatique signé Christophe Dugué :
Le projet appelé Storm, porté par les PME Armadillo et Ebizproduction, ainsi que les laboratoires publics Elliadd (en Franche-Comté) et InVisu (CNRS/INHA), vise au développement d’un triplestore multilingue pour la sémantisation, la gestion et la diffusion de fonds patrimoniaux numérisés en langues française, anglaise et arabe conduisant à la création d'un Open Data culturel.
Pour ce faire, les porteurs du projet ont noué des partenariats avec des organismes de premier plan qui seront bêta testeurs et fournisseurs de corpus. On peut citer le Musée du Louvre -département des arts de l’Islam, l’Institut du monde arabe, l’Institut français, le CNDP, le MuCEM, Radio France International, le Musée virtuel Afghan et le Centre d’Etudes Ethiopiennes.
Le projet sera mené à bien à travers la mise à disposition d'outils web collaboratifs et notamment un portail donnant accès aux données culturelles thésaurisées de grandes institutions qui veulent voir leurs fonds documentaires exploités.
Qu’est-ce à dire ? Que ce genre d’approche peut aussi s’appliquer sur des projets porté pour et par des médias, en collaboration avec l’équipe de Yakwala. Par exemple, valoriser un fonds, une collection, des archives (pour des médias), c'est aussi leur permettre de dialoguer avec d'autres corpus.
Vers une « donnée ouverte » pour tous (y compris à l’échelle locale)
Cette approche large, ouverte sur un écosystème en devenir, s’est également traduite par un projet qui, en 2013, devrait porter ces fruits. Comme l’explique encore notre associé Christophe Dugué :
Fin 2011, les associés de Yakwala et d’Ebizproduction, en groupement avec ATOS et Mondeca, ont remporté un marché avec le Conseil Général de la Gironde. Ce marché, concernant la refonte du site datalocale.fr a regroupé un acteur reconnu dans le secteur de la création d’ontologies sémantiques (Mondeca), un acteur chargé de coordonner la mise en place d’un dépôt de données opendata propulsé par le logiciel CKAN (Atos) et un spécialiste Drupal (ebizproduction). Le projet, qui sera mis en production fin janvier 2013 est l’un des premiers projets de libération des données publiques sémantisées.
Dans le même temps, l’équipe collabore avec la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) dans sa démarche de normalisation des ontologies en langue française à travers la création du site web www.datalift.org qui présente l’avancée des recherches sur le sujet.
La prochaine étape pourrait bien être centrée autour des développements et innovations à apporter au service des médias, comme nous le disons régulièrement sur ce blog. Au service de l’éditorial, de l’enquête, du lecteur, et bien entendu, du terrain. Il ne s’agit donc pas, chacun l’aura bien compris, de tenter un coup de « bluff technologique », mais bien plutôt de comprendre ce qu’il se passe dans le paysage pour être en mesure d’essayer de renouveler le métier. On peut ne pas essayer et se dire, en bougonnant, que le « journalisme assis » est l’horizon ultime du numérique. On peut aussi reprendre les réflexions présentées par l’universitaire et bibliophile Robert Darnton dans son Apologie du livre au sujet de cette révolution technologique qui, naturellement, bouscule et le livre et les bibliothèques.
A l’époque où l’imprimé est venu chahuter le monde de l’édition manuscrite, que n’a-t-on entendu ?
Et Robert Darnton de citer une lettre de Niccolo Perotti, un érudit italien, envoyée en 1471, soit « vingt ans à peine après l’invention de Gutenberg » à l’un de ses correspondants :
« (…) A présent que n’importe qui est libre d’imprimer ce qu’il veut, on ignore souvent le meilleur et écrit au contraire, simplement pour le divertissement, ce qu’il serait préférable d’oublier ou, mieux encore, d’effacer de tous les livres. Et même quand on écrit quelque chose qui mérite d’être lu, on le tord et le corrompt au point qu’il vaudrait mieux se passer de tels livres, plutôt que d’en avoir mille exemplaires qui répandent des faussetés de par le vaste monde. »
Un point de vue radical, désenchanté, et qui remet les idées en place : l’Europe a bâti sa fortune (au sens historique) notamment sur une diffusion élargie (et démultipliée) de la connaissance. Mais tout le monde, quand l’imprimerie a débarqué, n’a pas été pas en mesure de – ou n’a pas essayé de - l’apprécier.
Comme disait justement le journaliste Nicolas Becquet à l’issue des Entretiens du webjournalisme :
L'innovation est un processus transversal et collectif. Le grand fossé qui sépare "petits" et "grands" média donne parfois le vertige, surtout lorsque l'on compare les problèmes quotidiens et terre-à-terre d'un côté et les moyens déployés de l'autre. Il existe pourtant une troisième voie, celle issue de la philosophie du journalisme entrepreneurial et de sa logique disruptive. Je reste également convaincu qu'il existe un juste milieu qui peut garantir une exigence éditoriale forte et une ouverture aux réalités des nouveaux besoins de l'audience.
On ne sait pas précisément où l’on va, il s’agit sans doute d’être pragmatique, modeste et vigilant, mais il est nécessaire d’y aller. Quitte à prendre la tangente en s'engageant sur de nouveaux chantiers pour mieux comprendre l'environnement (mouvant) au sein duquel nous nous trouvons.
--
Crédit : @felicemcc (Licence Creative Commons)
1 Comments
Poster un nouveau commentaire